Le manifeste en bouclearticle publié le 16 novembre 2016 par Étudiants

À l’été 2013, Vincent Perrottet lance un appel, un manifeste, dans lequel il exprime l’urgence de considérer la responsabilité des effets du design graphique sur la modélisation de nos comportements : L’espace public, et avec lui l’espace intime de chacun qui ne peut ignorer cette propagation, n’appartient plus à ceux et à celles qui l’habitent, mais à ceux qui l’exploitent sans vergogne. Pire encore, le pouvoir sanctionne les détournements, graffitis, et autres formes inoffensives de résistance aux injonctions qui nous sont imposées par ceux qui se sont arrogé le droit de vendre l’espace commun.

Dans son texte « Partager le regard », signé par des centaines de personnes, il s’insurge contre la saturation et la pollution visuelle des espaces publics induite par la communication de la consommation de masse et prône un graphisme responsable, honnête et humain. Cette situation n’est pas sans rappeler celle vécue cinquante années plus tôt par la scène graphique internationale. Pour mémoire, dans le manifeste « First Things First » publié dans The Guardian en janvier 1964, Ken Garland et vingt-deux autres figures du paysage du design graphique exprime une position commune pour une considération politique et sociale du graphisme.

Un demi-siècle sépare ces deux textes. La langue change, mais le propos reste le même. Est-ce à dire que la situation décrite dans le manifeste de Ken Garland est restée inchangée ? Les préoccupations du design graphique des années 1960 sont-elles encore les mêmes aujourd’hui ?

Le manifeste est la trace d’une pensée et d’une volonté commune, à la fois texte et geste revendicatif. Il intervient dans la sphère publique et interpelle, souvent avec pugnacité, l’état actuel d’une situation. C’est une parole de combat, une parole de rupture liée au contexte spatio-temporel dans lequel il s’inscrit.  Il dénonce autant que fait émerger de nouvelles idées. Son écriture constitue tout autant le moyen de penser le graphisme qu’un prétexte pour la transmission et l’échange d’une pensée collective.

« First Things First » constitue, pour la scène du design graphique, la référence de ce système de pensée et d’action. Il condamne le graphisme de persuasion et milite pour une « pratique saine » de la profession, portée sur des questions à caractère social, politique et culturel. Garland insiste sur le fait qu’il est indispensable, pour les graphistes, d’analyser leur travail et de formaliser leurs revendications : Nous proposons une inversion des priorités en faveur de formes de communication plus utiles et plus durables. Nous espérons que notre société se lassera des marchands de gadgets, vendeurs de statuts et autres acteurs de la persuasion clandestine et que nos compétences seront recherchées prioritairement à des fins utiles. Il s’agit d’infuser une dimension éthique au graphisme, tout en condamnant les dérives de la profession et de son alliance avec l’économie capitaliste et le mode de vie qu’elle implique.

À l’automne 1999, une nouvelle génération d’étudiants et de designers graphiques décide de remettre au goût du jour le manifeste publié trente-cinq ans plus tôt et de le remanier afin de l’adapter aux évolutions de la pratique. Le critique Rick Poynor, accompagné de trente-trois personnalités de la scène graphique internationale signent alors le texte « First Things First 2000 Manifesto » qui sera publié dans de nombreuses revues spécialisées. 1

Ils soulignent les enjeux politiques de la création graphique et expriment leur désarroi face à ce qu’ils identifient comme une coalition entre design graphique et hyperconsumérisme capitaliste. Leur écrit réaffirme ainsi l’urgence d’une prise de conscience de la profession pour un renversement des priorités en faveur de formes de communication plus utiles, durables et démocratiques — un changement d’état d’esprit d’avec la production marketing et vers l’exploration et la production d’un nouveau genre de signification.

Ce phénomène de crise est tout aussi tangible en France à la fin des années 1980. Des idées proches de celles développées en 1964 s’expriment à travers le texte collectif intitulé « La création graphique en France se porte bien, pourvu qu’elle existe », lu par Pierre Bernard lors des premiers états généraux de la culture en 1987. Au travers de cet écrit, les graphistes signataires proposent de créer des images de qualité pour tous et sont convaincus que l’on ne peut rédiger et énoncer les messages d’intérêt public comme un argumentaire de vente de produit de consommation. On ne peut s’adresser à une assemblée de citoyens, qu’il faut convaincre comme s’il s’agissait d’un quelconque groupe de consommateurs qu’on projette de gaver. Le manifeste réaffirme ainsi le caractère fondamentalement social du design graphique en s’opposant à sa marchandisation.

C’est dans le sillage de cet engagement que Vincent Perrottet décide de publier « Partager le regard » en 2013. Ce manifeste vient, de nouveau, interroger les liens qu’entretiennent formes graphiques et sphère politique, et défend l’idée que la création visuelle porte, en elle, des valeurs éthiques et sociales qu’il est essentiel de considérer.

Depuis 1964, les préoccupations mentionnées dans « First Things First » n’ont que très peu évolué. Les idées de Garland ont incité les graphistes à adopter un regard critique en questionnant sans cesse leurs motivations et leurs pratiques. Ces interrogations et revendications ont subsisté et rassemblé un grand nombre d’acteurs de la scène graphique française comme étrangère au cours des décennies qui l’ont suivi. Aujourd’hui, ces problématiques sont toujours d’actualité et continuent d’agiter le monde du graphisme. En novembre 2014 à Varsovie 2, le manifeste de Ken Garland a d’ailleurs fait l’objet d’une nouvelle réactualisation. Par le truchement d’une série de conférences et débats, autour des postulats développés dans les textes de 1964 et 1999, la profession a, encore une fois et dans un éternel recommencement, fait le point et imaginé son devenir 3.

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1. Ce manifeste a été publié dans les magazines Adbusters, AIGA Journal, Blueprint, Emigre, Eye, Form et Items entre l’automne 1999 et le printemps 2000.
2. Les 22 et 23 novembre 2014, designers et critiques se rencontrent à Manifest Fest, un évènement organisé pour le 50e anniversaire de « First Things First ». Ken Garland, Metahaven, Alison J Clarke, Jan Sowa et Sheila Levrant de Bretteville y interviennent.
3. notamment avec à la contribution du designer et écrivain Cole Peters sur les évolutions du monde numériques voir ici