La typographie suisse : des typographies suisses,
le cas de Typografische Monatsblätter
article publié le 1 mars 2017 par Adeline Racaud

La revue suisse Typografische Monatsblätter (TM) parait pour la première fois en 1933 à l’initiative de typographes, regroupés sous le nom de Der Schweizerischer Typographenbund 1. Il s’agissait pour l’association, d’élaborer un espace propice à la discussion et à l’expérimentation typographique, spécifiquement destiné à ses membres (typographes ou imprimeurs, confirmés et débutants): «a forum for new directions in the field and its articulet protagoniste 2». TM, après plus de 70 ans de parution, est aujourd’hui un riche témoin des évolutions significatives de la typographie suisse au XXe siècle et de la pensée de ses éminents acteurs: Robert Büchler, Karl Gerstner, Hans-Rudolf Lutz, Jost Hochuli, Emil Ruder ou encore Wolfgang Weingart ont, entre autres, contribué à la revue.

Au regard de ses nombreuses parutions, TM semble suivre une ligne éditoriale très précise, conduite par les particularités et préoccupations du graphisme suisse. Pourtant les contenus de la revue rendent compte de la grande diversité de ses auteurs. Cela peut laisser penser que c’est à travers cette diversité que TM a construit l’identité propre qui a participé et qui participe encore à sa reconnaissance.

«Editorially, TM maintained its mediating line, offering a platform to various opinions, schools and styles […] Despite its diversity of articles, TM still maintained its informative character as a trade association journal 3»

Louise Paradis mentionne à ce propos l’année 1952 4. En effet, cette année là, le premier numéro de la revue présente les approches dites «traditionalistes» de Max Caflisch 5) (qui préfère, à des règles trop rigides selon lui, l’intuition qualifiée du composeur) et de Jan Tschichold (dans un article 6 témoin de ses partis pris face à Max Bill). Pourtant le numéro suivant est, lui, dédié à l’école de Bâle et à sa pratique plus expérimentale de la typographie, sous la direction d’Emil Ruder ou d’Armin Hofmann.

Wolfgang Weingart, étudiant puis professeur à Bâle, dont le travail a largement été publié dans TM à partir de 1966, est aussi un témoin de la liberté accordée aux contributeurs de la revue. Il explique  7) par exemple que la série de couvertures qu’il réalise au cours des années 1972 et 1973 font débat au sein du comité. Weingart propose en effet des learning covers qui ne se contentent plus de jouer avec les initiales «T» et «M» mais qui vont plus loin en tentant d’interroger ce qu’est la typographie, le texte, l’alphabet, la communication, tout cela dans un but éducatif. Les collaborateurs de la revue décident tout de même de publier ces réalisations. Weingart, soutenu par Hostettler, lui aussi favorable aux nouvelles expérimentations, raconte: «They were all afraid, because it was so totally different. Anti-Swiss, anti-Swiss. They were a little bit cautious, but they said, “Yes, do it.”  8» Weingart, qui considère sa pratique comme proche de l’art, est d’ailleurs un contributeur représentatif de la diversité des contenus de TM, au regard par exemple de l’approche d’Emil Ruder qui, lui, envisage le graphisme et la typographie comme deux pratiques strictement séparées. Weingart dit à ce propos: «Hofmann didn’t care, but Ruder was not really happy with a typographer making graphic design. 9»

Il convient de remarquer que les contributeurs de la revue étaient, pour beaucoup d’entre eux, et dans le même temps, professeurs. Ce rôle pédagogique, ce travail de transmission, ce contact régulier avec de jeunes typographes et leurs questionnements, a sans doute du favoriser une certaine dynamique dans la variation observée au sein des contenus de la publication. Weingart est d’ailleurs à l’initiative de suppléments tels que TM Communication ou Typographic Process qui lui permettaient de publier les travaux de ses étudiants.

La revue TM peut être considérée comme un des supports majeurs de la diffusion du «Style Suisse», mais a la particularité d’en présenter plusieurs facettes. Ce phénomène est visible au regard de la succession de couvertures que donne à voir la revue.

Dès le premier numéro «pilote» en 1932, Walter Cyliax annonce la vocation expérimentale de la revue grâce à une couverture en argent et de nombreux suppléments photographiques. Après le départ de Cyliax en 1937, les couvertures de la revue feront l’objet d’un concours qui verra se succéder de nombreux graphistes. Ainsi, chaque année la conception des couvertures sera confiée à un graphiste différent. Si on peut souvent assimiler le graphisme suisse de l’époque à des préoccupations relatives à une certaine rationalité, une certaine rigueur  10, les couvertures et leurs auteurs témoignent, eux, des approches multiples et novatrices développées à l’époque. Par exemple, le travail mené par Hans Ferdinand Egli en 1968 au regard de celui mené deux ans après par Felix Berman. Les couvertures (des 10 numéros de 1968) de Egli, soutenu par Robert Büchler son professeur, montrent des expérimentations typographiques aux aspects plastiques et texturés. Ainsi, le graphiste donne à voir la matérialité des lettres par des jeux de superpositions, de mouvements, de volumes, de diffusion de l’encre.

A contrario, le travail mené par Felix Berman pour les couvertures de l’année 1970 11 sont d’un ordre bien différent. Elles utilisent par exemple la couleur, une seule dominante par numéro. Les lettres, elles, n’apparaissent plus comme des objets isolés et autonomes, puisque chaque composition typographique met en page les titres des sujets traités dans la revue. Berman semble considérer ces derniers comme des textes, des éléments de lecture à installer dans la page. Il joue, au fil des parutions, avec les colonnes, les cadres, les marges, les variations de corps et de graisse, etc. À deux ans d’intervalle ces deux propositions graphiques démontrent l’ouverture du champ des pratiques que cherche à valoriser TM: ici, l’approche plastique, presque picturale, d’un étudiant suivie d’un travail de mise en page, concentré sur le texte.

Consulter la collection des couvertures de TM permet au lecteur de passer du travail purement typographique d’Emil Ruder 12 à l’approche plus conceptuelle et très contextualisé de Hans-Rudolf Lutz 13, ou encore à l’approche plus photographique de Gregory Vines l’année suivante 14. Les couvertures de TM donnent un aperçu de la variété des expérimentations typographiques suisses.

On peut constater l’hétérogénéité des approches que donne à voir TM, lorsque l’on s’intéresse à la revue Neue Graphik 15».

Les 18 numéros de Neue Graphik, paraissent, à l’initiative de Josef Müller-Brockmann  16, entre 1958 et 1965. La revue est depuis considérée comme un objet phare du «Style International».

Richard Hollis donne quelques indications de la ligne éditoriale de cette revue: «Neue Graphik came to represent the more rigid orthodoxy of Swiss graphic design as it had developed in Zurich  17». En effet les caractéristiques graphiques relatives à l’école de Zurich, et par là, à Müller-Brockmann (rationalité de la grille, composition stricte, mise en page rigoureuse, géométrique, mathématique, photographies objectives) sont fortement traduites dans la maquette de la revue. D’ailleurs Müller-Brockmann explique à ce propos: «I had the idea in 1955 of founding a periodical for rational and constructive graphic design to counter the excessively irrational, pseudo-artistic advertising I saw around me  18». En effet on constate que la maquette conçue par Vivarelli utilise le caractère Monotype Grotesque, un texte composé en 4 colonnes et des images presque toutes traitées en noir et blanc.

Richard Hollis indique à propos de la ligne éditoriale de Neue Graphik: «they not only wish to exhibit certain aspects of design, they wish to stimulate discussion […] The editors’ intention to make the magazine an international forum was never achieved».

La ligne éditoriale visiblement invariable de la revue, semble donc parfois issue d’une décision de ses éditeurs, mais aussi parfois des caractéristiques de son organisation: une équipe restreinte, très liée à l’école de Zurich et mue par la volonté d’en diffuser les spécificités. Dans tous les cas, aucun des 18 numéros ne semble dévier de la route du «Style International». On peut, une nouvelle fois, citer à ce propos R. Hollis: «The magazine’s international reputation was due to the consistent editorial stance, presented as though there was no alternative 19».

S’intéresser à Neue Graphik permet de souligner l’approche singulière de la typographie et de ses pratiques défendue par TM. Une spécificité induite par le grand nombre et la variété de ses contributeurs, l’organisation de son équipe éditoriale, sa façon de favoriser la collaboration, l’expérimentation, ou encore sa longue période de parution.

   [ + ]

1. Association des Typographes Suisses
2. 30 Years of Swiss Typographic Discourse in the Typografische Monatsblätter, TM RSI SGM 1960-90, édité par l’École Cantonale d’Art de Lausanne, Louise Paradis avec Roland Früh et François Rappo, Lars Müller Publishers, 2013, p. 47
3, 4. ibid., p. 48
5. «Das A und O des Setzens»,(« The essentials of typesetting »), n°1 de 1952, p. 5
6. «Über Typographie», (« On typography »), n°1 de 1952, p. 21
7. Propos recueillis par Louise Paradis. L’entretien est disponible sur le site internet intitulé TM RSI SGM 1960-90 (tm-research-archive.ch, dans la rubrique «Interviews») et développé en 2012 à l’occasion du projet de recherche de Louise Paradis à l’ECAL
8, 9. ibid.
10. «La suisse, porteuse d’idéaux communs de stabilité, de continuité et d’égalité, permettait le développement d’un design graphique aspirant à la «fonctionnalité»», Robin Kinross, La Typographie moderne. Un essai d’histoire critique, traduit de l’anglais par Amarante Szidon, Paris, B42, 2012, p. 144
11. Les couvertures des 9 premiers numéros de l’année 1970, la dixième étant réalisé par Jan Tschichold
12. Les 10 numéros de l’année 1961
13. Les 10 numéros de l’année 1977
14. Les 6 premiers numéros de l’année 1978
15. Neue Graphik (New Graphic Design, Graphisme Actuel) The International Review of Graphic Design and Related Subjects. W.Weingart: «Neue Grafik, which featured strictly Swiss typography, au cours de l’entretien cité plus haut
16. Accompagné de Richard Paul Lohse, Hans Neuburg et Carlos Vivarelli, ils forment l’équipe éditoriale de la revue
17. Swiss Graphic Design : The Origins and Growth of an International Style 1920-1965, Richard Hollis
18. «Reputations: Josef Müljer-Brockmann», entretien mené par Yvonne Schwemer-Scheddin et publié dans le numéro 19 de Eye Magazine, hiver 1995
19. Richard Hollis, «The New Graphic Design: Views From Abroad» publié dans Museum für Gestaltung Zürich 100 Years of Swiss Graphic Design, Lars Müller Publishers, Zürich, 2014
TM, numéro 3, 1972, page de couverture, conception Wolfgang Weingart
TM, numéro 3, 1972, page de couverture, conception Wolfgang Weingart
TM, numéro 3, 1973, page de couverture, conception Wolfgang Weingart
TM, numéro 3, 1973, page de couverture, conception Wolfgang Weingart
TM, numéro 1, 1932, page de couverture, conception Walter Cyliax
TM, numéro 1, 1932, page de couverture, conception Walter Cyliax
TM, numéro 6/7, 1968, page de couverture, conception Hans Ferdinand Egli
TM, numéro 6/7, 1968, page de couverture, conception Hans Ferdinand Egli
TM, numéro 2, 1970, page de couverture, conception Félix Berman
TM, numéro 2, 1970, page de couverture, conception Félix Berman
TM, numéro 4, 1970, page de couverture, conception Félix Berman
TM, numéro 4, 1970, page de couverture, conception Félix Berman
TM, numéro 1, 1961, page de couverture, conception Emil Ruder
TM, numéro 1, 1961, page de couverture, conception Emil Ruder
TM, numéro 1, 1977, page de couverture, conception Hans-Rudolf Lutz
TM, numéro 1, 1977, page de couverture, conception Hans-Rudolf Lutz
TM, numéro 3, 1978, page de couverture, conception Gregory Vines
TM, numéro 3, 1978, page de couverture, conception Gregory Vines
Neue Grafik, numéro 1, 1958, page de couverture
Neue Grafik, numéro 1, 1958, page de couverture